Bidounes: être apatride au Koweït

Les bidounes (abrégé du terme bidoon jinsiyya et signifiant «sans nationalité» en arabe) sont des minorités apatrides du Koweït qui, bien qu’habitants de longue date du pays, se sont systématiquement vu refuser la citoyenneté koweïtienne. Le gouvernement du Koweït classe les bidounes comme des «résidents illégaux», bien qu’ils n’aient aucun lien alternatif avec un autre pays. Après des décennies de répression, les bidounes sont confrontés à des difficultés importantes lorsqu’ils tentent d’obtenir des documents d’état civil, de statut scolaire, de statut professionnel, des soins de santé et des services sociaux, ainsi que des difficultés avec les droits au mariage et la transmission de leur nationalité à leurs enfants. Malgré ces luttes, leur expérience a été largement accueillie par le silence de la communauté internationale.

La majorité des bidounes sont issus des tribus nomades originaires de la péninsule arabique et se sont établis au Koweït en 1961 lorsque le pays accéda à l’indépendance. Cependant, de nombreux bidounes n’ont pas pu s’enregistrer en tant que citoyens, ce qui les a rendus apatrides. Cela est dû à la législation énoncée dans la loi de 1959 sur la nationalité, qui leur a par la suite refusé la citoyenneté et les privilèges que le statut accordait aux citoyens koweïtiens non bidounes. De plus, en 1991, lors de l’invasion irakienne, certains bidounes se sont rangés du côté de l’Irak et ont par conséquent été rejetés de la société koweïtienne, ce qui a encore attisé les préjugés nationaux persistants à leur encontre. On estime que les bidounes font partie d’un tiers de la population du Koweït, le gouvernement du Koweït affirmant récemment qu’il y avait «plus de 100 000» bidounes dans le pays en 2014. Aujourd’hui, on estime qu’il y aurait jusqu’à 500 000 personnes recensées comme apatride dans la région du Golfe au total. Pourtant, les chiffres officiels des bidounes au Koweït sont difficiles à déterminer. Certains militants estiment que le nombre réel de bidounes dans le pays est plus proche de 240 000.

Accès refusé aux bidounes à la citoyenneté et les conséquences

Malgré les promesses du gouvernement koweïtien de résoudre ces problèmes d’apatridie, des modifications répétées de la loi sur la nationalité ont progressivement rendu l’accès à la citoyenneté koweïtienne plus difficile. Depuis les années 1990, le gouvernement a mis en place divers organes pour tenter de traiter les individus bidounes. Cela comprend le Comité Exécutif pour les Affaires des Résidents Illégaux (ECIR), bien que peu de progrès aient été réalisés. En novembre 2010, le Koweït a mis en place le Comité Bidoune, qui a annoncé un plan quinquennal pour résoudre le problème en accordant des «facilités» aux bidounes et en accordant soi-disant le statut de citoyens à ceux qui y ont droit. Cependant, leur processus de naturalisation est complexe en raison de la subdivision au sein des communautés bidounes, et les preuves présentées par Amnesty International suggèrent que cela a eu un succès très limité. En outre, les bidounes sont de plus en plus pris pour cible par les autorités à travers des arrestations massives, des détentions et des persécutions sociales générales.

Les mères koweïtiennes ne peuvent pas non plus transmettre leur citoyenneté à leurs enfants sous la loi en raison de leur sexe. On estime qu’environ 4 000 citoyens koweïtiens sont mariés à des maris bidounes, leurs familles comprenant plus de 20 000 personnes dans le pays. Sur ce total, 16 000 – les maris et les enfants – sont considérés comme bidounes selon la loi koweïtienne. Les enfants de mères koweïtiennes mariées aux bidounes ou à des pères étrangers sont considérés comme bidounes à moins qu’ils n’obtiennent la nationalité du père étranger, auquel cas ils sont considérés comme des étrangers. Comme un père bidoune n’a pas de nationalité, ses enfants sont automatiquement considérés comme bidounes, quel que soit le statut de nationalité de la mère. La loi koweïtienne sur la nationalité donne également au Ministère de l’intérieur le pouvoir discrétionnaire d’accorder à ces enfants la nationalité koweïtienne uniquement en cas de décès du père ou de dissolution du mariage.

Les bidounes sont classés par le gouvernement comme des résidents illégaux et n’ont pas de pièce d’identité civile, de permis de conduire ou de documents de voyage. Ils ne peuvent donc pas voyager à l’étranger sans risquer de se voir refuser l’entrée au Koweït. Une entité spécialisée au sein du département de l’État koweïtien s’occupe des questions réglementaires entourant les bidounes et renouvelle leurs cartes de sécurité, mais celles-ci ne comptent pas comme une preuve d’identité appropriée et ne peuvent être utilisées qu’à des fins limitées. Ils utilisent également un système de code couleur, ce que beaucoup de bidounes jugent stigmatisant, bien que le refus d’utiliser ces cartes les empêche d’accéder aux droits les plus fondamentaux et les expose à un risque constant d’arrestation. Les cartes de sécurité doivent être affichées lors de la demande de documents de base, tels que des certificats de naissance et de décès, mais les bidounes sont souvent confrontés à des refus, des menaces ou des demandes de corruption lorsqu’ils tentent d’obtenir leur documentation.

Depuis 1986, des milliers de bidounes n’ont pas été en mesure de bénéficier des services de l’État nécessitant une carte d’identité nationale. Au contraire, les documents temporaires des bidounes ne sont renouvelables qu’en fonction de la bonne volonté du gouvernement koweïtien. En conséquence, des centaines de bidounes ne possèdent aucun document et doivent souvent compter sur la charité pour survivre. En raison de leur discrimination, les bidounes qui peuvent travailler dans le secteur public acceptent des salaires inférieurs et des conditions d’emploi moins bonnes que les citoyens koweïtiens. Ils sont souvent contraints de payer des frais plus élevés pour les soins médicaux essentiels qu’ils ne peuvent pas obtenir dans les établissements publics. En outre, les parents bidounes doivent également envoyer leurs enfants dans des écoles privées, qui offrent généralement un niveau d’éducation inférieur à celui des écoles publiques que leurs enfants se voient refuser le droit de fréquenter. De même, les parents ont du mal à payer les frais de scolarité de leurs enfants, même lorsqu’ils sont soutenus par des associations caritatives, et il est courant que les filles soient totalement exclues de l’éducation pour que les garçons puissent la fréquenter à plein temps.

Exemples de discrimination: éducation et mariage

Dans le domaine de l’enseignement supérieur, les bidounes sont confrontés à une discrimination constante et à un avenir incertain. Jusqu’en 2014, les bidounes n’étaient pas autorisé à fréquenter les universités koweïtiennes. Même aujourd’hui, s’il leur est offert l’une des places limitées récemment mises à disposition, ils doivent avoir atteint au moins une moyenne de 90% et obtenir une habilitation de sécurité du système central pour résoudre le statut des résidents illégaux. Bien que ce soit le cas pour les enfants de parents bidounes, Refugees International a publié un rapport indiquant que les enfants de mères koweïtiennes et de pères bidounes pouvaient accéder à l’éducation publique jusqu’à l’âge de dix-huit ans. Une fois que l’enfant atteint dix-huit ans, ces privilèges sont perdus et ils sont considérés comme bidounes, perdant immédiatement leur droit à l’enseignement supérieur et confrontés à une expulsion potentielle s’ils ne parviennent pas à obtenir un permis de travail ou un emploi.

L’expérience discriminatoire des bidounes au Koweït est encore exacerbée par la procédure officieuse à suivre pour se marier. Alors que les citoyens koweïtiens ont le privilège de suivre des procédures simples les bidounes sont généralement empêchés de se marier légalement en raison de l’absence de documents civils. Cependant, il y a une manière dégradante dont les bidounes peuvent être reconnu comme mariés, c’est par la fausse confession d’adultère à la police. Bien qu’ils soient innocents, la documentation d’une femme commettant l’adultère oblige à une reconnaissance générale du mariage, étant donné que la majorité de la société koweïtienne suit traditionnellement la religion islamique, et une telle confession d’adultère est par nature honteuse.

Les effets de l’apatridie: persécution par l’État et suicide

La discrimination à laquelle les bidounes sont confrontés quotidiennement, telle que la frustration de se voir refuser des documents d’état civil et le rejet consécutif à l’éducation et à l’emploi, a conduit à plusieurs cas de suicide. En juillet 2019, Ayed Hamad Med’ath, un bidounes koweïtien de 20 ans, a mis fin à ses jours car il n’était pas en mesure de supporter un autre rejet d’un emploi en raison de son statut juridique. Les autorités ont refusé à plusieurs reprises au jeune homme les documents civils qui lui permettaient d’obtenir un emploi ou d’accéder à l’éducation et aux services publics. Au lieu de considérer ce suicide comme un déclencheur tragique pour finalement changer le système discriminatoire, le Ministère de l’intérieur a rejeté toute responsabilité pour sa mort et a encadré l’événement comme le résultat de la toxicomanie du jeune homme et de ses activités criminelles. En réponse à la mort de Med’ath, des militants ont organisé un sit-in pacifique pour sensibiliser à la question. Cependant, au lieu de laisser les militants tenir ce rassemblement pacifique conformément à leur droit de réunion et d’expression, les autorités ont arrêté les organisateurs de la manifestation avant l’événement.

Parmi les personnes arrêtées, il y avait l’éminent défenseur des droits humains Abdulhakim al-Fadhli. Il s’agissait de sa deuxième arrestation après que les autorités l’ont arrêté en 2012 en raison de son militantisme pour les droits humains. Après sa deuxième arrestation le 12 juillet 2019, avant le sit-in pacifique organisé pour sensibiliser le public aux circonstances de la mort d’Ayed Hamad Med’ath, Al-Fadhli a été détenu pendant dix-sept jours en isolement. Dans les trois premiers jours suivant son arrestation, les autorités l’ont interrogé sans lui donner la possibilité de contacter son avocat. À la suite de son isolement, il a été transféré à la prison centrale du Koweït où il attendait son procès prévu le 14 août 2019. Il a finalement été libéré de prison le 28 janvier 2020, après avoir payé une caution d’environ 3 000 €.

Al-Fadhli n’était pas le seul que les autorités aient interrogé dans le contexte de la mort de Med’ath. Au moins dix-sept autres défenseurs des droits de bidounes ont été arrêtés sans mandat avant le sit-in pacifique prévu. Ils ont été accusés d’être une menace pour la sécurité nationale en diffusant de fausses informations, en organisant des rassemblements illégaux, en nuisant à des pays alliés et en abusant de l’utilisation du téléphone portable. Pendant leur séjour en prison, certains des militants ont entamé une grève de la faim pour attirer l’attention sur la question de l’apatridie au Koweït. La grève de la faim a duré douze jours et a pris fin en raison de la détérioration de l’état de santé de certains des détenus. Plusieurs ONG, telles que Human Rights Watch (HRW), ont appelé les autorités koweïtiennes à libérer immédiatement les militants des droits de bidounes qui sont détenus sans accusations «reconnaissables», ce qui est contraire au droit international. HRW a également noté que la réponse des autorités en arrêtant des militants impose davantage de restrictions et de coercition aux communautés bidounes, plutôt que de traiter le problème avec respect en modifiant la législation nationale.

En novembre 2019, quelques mois après la mort d’Ayed Hamad Med’ath, deux autres bidounes, Bader Mirsal al-Fadhli et Zayid al-Asami, se sont suicidés séparément. Les deux hommes ont ouvertement exprimé leur frustration d’être apatride au Koweït. Leur suicide pourrait également avoir été une réaction à la présentation du nouveau projet de loi du Koweït début novembre 2019 à l’intention des communautés bidounes. Le projet stipulait que chaque bidounes devait déclarer sa nationalité d’origine dans un délai d’un an pour obtenir la citoyenneté. Cependant, les personnes qui ne fournissent pas la nationalité d’un autre État seront déclarées «résidents illégaux» et ne pourront donc pas demander la citoyenneté koweïtienne. Étant donné que de nombreux bidounes au Koweït n’ont aucun lien connu avec un autre pays, ce projet de loi ne propose pas de solution réaliste aux problèmes de nombreux bidounes, à savoir leur accès à la reconnaissance légale.

Réponse de la communauté internationale et non-respect des obligations du Koweït en vertu du droit international

Malgré les souffrances persistantes de bidounes, la communauté internationale reste silencieuse sur leurs mauvais traitements au Koweït. Lors du troisième Examen Périodique Universel du Koweït, sous les auspices du Conseil des droits de l’homme, seules sept des organisations participantes ont abordé la question de l’apatridie de bidounes. De même, douze pays seulement ont fait des recommandations au Koweït sur cette question. Seule la Norvège – avec la recommandation 157.302 – a clairement recommandé que le Koweït accorde la citoyenneté et les droits à part entière à sa population bidoune. Les déclarations d’autres pays, comme la Recommandation 157.297 de la France, qui stipule que le Koweït doit poursuivre ses efforts pour donner la nationalité à bidounes, sont beaucoup plus indulgentes. De plus, il y a des dispositions limitées dans les résolutions adoptées au niveau international qui soulignent les violations des droits de l’homme commises contre les bidounes.

Malgré les nombreuses dénonciations faites par les défenseurs des droits humains et les ONG, ni les États ni les Nations Unies n’ont sanctionné ou condamné ces violations du droit international concernant le statut des apatrides au Koweït. Ceci en dépit de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, à laquelle le Koweït est un État partie, interdisant la discrimination fondée sur l’origine nationale ou le statut d’apatridie. En outre, la Convention de 1961 sur l’apatridie établie par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) vise à garantir le droit de toute personne à une nationalité. Il oblige les États à prévoir des garanties dans leurs lois sur la nationalité pour empêcher l’apatridie à la naissance et plus tard dans la vie. La Convention tient également compte des situations très limitées dans lesquelles les États peuvent priver une personne de sa nationalité même si elle la rendrait apatride. Le Rapporteur Spécial des Nations Unies sur les droits des non-ressortissants a souligné que «toute personne devrait, en vertu précisément de sa nature humaine, jouir de tous les droits de l’homme», y compris le droit à l’éducation et aux soins médicaux, avec seulement «quelques exceptions» selon les normes internationales.

Conclusion

Le Koweït doit s’attaquer efficacement au problème de bidounes dans le pays, en leur accordant les droits humains et politiques qui leur font actuellement défaut. Le fait de rester apatride au Koweït garantit que non seulement les bidounes sont empêchés d’accéder aux installations de base pour vivre, mais qu’ils sont activement discriminés par la société koweïtienne au sens large – vivant essentiellement comme des citoyens de seconde classe. Leur présence dans la société koweïtienne est également une violation du droit international, car les États-nations ont le devoir de prévenir l’apatridie. Le gouvernement koweïtien doit mettre fin à sa pratique de persécution contre le peuple bidoune et lui accorder la citoyenneté afin de mettre fin à toute nouvelle souffrance de son peuple et de ses enfants.