Déclaration commune sur l’adoption par les EAU du décret-loi fédéral n° 34 de 2021 sur la lutte contre les rumeurs et la cybercriminalité.

24 janvier 2022 – Nous, les organisations soussignées, écrivons pour exprimer notre profonde inquiétude concernant l’adoption récente par les Émirats arabes unis (EAU) d’une nouvelle Loi sur la lutte contre les rumeurs et la cybercriminalité, qui menace gravement et restreint indûment le droit à la liberté d’expression (en ligne et hors ligne) et les droits à la liberté d’association et de réunion pacifique dans les EAU.

La nouvelle loi sur la cybercriminalité, adoptée par le décret-loi fédéral n° 34 de 2021, est entrée en vigueur le 2 janvier 2022, remplaçant l’ancienne Loi fédérale n° 5 de 2012 sur la lutte contre la cybercriminalité des Émirats. Cependant, le nouveau texte ne traite pas les dispositions problématiques de son prédécesseur et, au contraire, restreint davantage l’espace civique et la liberté d’expression au sein des EAU et maintient la criminalisation d’actes protégés par le droit international.

Nous sommes préoccupés par le fait que la terminologie excessivement large et vague utilisée, en particulier sur les questions liées à la  » sécurité nationale « , donne aux autorités un pouvoir discrétionnaire excessif pour criminaliser et imposer de longues peines de prison aux personnes exerçant leurs droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique. La loi permet en outre de criminaliser le travail des journalistes, des lanceurs d’alerte, des militants et des critiques pacifiques, soumettant les personnes engagées dans des activités légales à de lourdes peines de prison et à des amendes excessives. Nous appelons donc les autorités émiraties à abroger immédiatement cette loi ou à modifier suffisamment ses dispositions pour qu’elle soit conforme aux normes internationales relatives aux droits humains.

Des définitions vagues et trop larges

En vertu de l’article 1 de la nouvelle loi, le « contenu illicite » est défini comme un contenu « qui vise à porter atteinte à la sécurité ou à la souveraineté nationale de l’État ou à l’un de ses intérêts […] ou à diminuer la confiance du public dans […] les autorités ou les institutions de l’État », entre autres. Cette définition vague ne répond pas aux critères de clarté et de prévisibilité juridiques et n’est pas formulée avec suffisamment de précision pour permettre aux individus de réglementer leur conduite en conséquence. L’utilisation de termes trop larges et imprécis, tels que l’atteinte à la « sécurité nationale » et la diminution de la « confiance du public » dans l’État, permet aux autorités d’interdire efficacement tout type de discours en ligne susceptible de critiquer les autorités ou les dirigeants des Émirats arabes unis. En effet, l’article 53 de la loi impose une amende excessive comprise entre 300 000 et 10 000 000 de dirhams (environ 81 678 à 2 723 000 USD) à toute personne qui utilise Internet ou un compte électronique pour stocker ou partager des « contenus illicites ».

Plus inquiétant encore, à l’instar des dispositions de la loi de 2012 sur la lutte contre la cybercriminalité, l’article 20 du nouveau texte prévoit une peine de prison à vie contre tout individu qui « crée ou gère un site web électronique ou le supervise et publie des informations, des programmes ou des pensées qui incluent, visent ou appellent à changer le régime en place dans le pays », réduisant ainsi au silence, criminalisant et interdisant toute forme d’opposition politique au sein des EAU.

Réduction de l’espace civique et des libertés de la presse

L’article 22 de la loi interdit et sanctionne d’une peine de prison l’utilisation d’Internet pour partager avec toute organisation ou association des documents, des rapports ou des données susceptibles de « nuire aux intérêts de l’État, à ses agences gouvernementales, à sa réputation, à son prestige ou à son rang ». L’article 43, en outre, incrimine et punit d’une peine d’emprisonnement la diffamation et l’outrage à autrui, qui, lorsqu’ils sont dirigés contre un agent public, sont considérés, selon le même article, comme une circonstance aggravante du délit. Cependant, les articles 22 et 43 ne définissent pas les peines d’emprisonnement maximales ou minimales attribuées à ces actes. Nous sommes donc préoccupés à la fois par l’utilisation de termes aussi vagues et trop larges et par l’absence de peine maximale qui permet effectivement aux autorités d’imposer des peines disproportionnées pour des actes qui sont protégés par l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

En outre, nous craignons que les autorités des émirats arabes n’utilisent cette disposition pour cibler les journalistes et les défenseurs des droits de l’homme qui s’efforcent de faire la lumière sur les violations des droits de l’homme commises dans les Émirats. Nous rappelons que l’article 22, initialement inclus dans la loi sur la cybercriminalité de 2012, a également été utilisé par les autorités judiciaires émiraties pour condamner le défenseur des droits humains émirati, Ahmed Mansoor, à 10 ans de prison. Mansoor est toujours détenu arbitrairement à ce jour.

En outre, l’article 25 de la loi de 2021 érige en infraction pénale le fait de « se moquer » ou de « porter atteinte à la réputation, au prestige ou à la situation de l’État, de ses autorités, de ses institutions, de ses dirigeants fondateurs, de son drapeau ou de sa monnaie ». L’article 28 pénalise l’utilisation d’Internet pour faire connaître des informations ou des documents qui « comportent une offense à un pays étranger. » À la lumière de la répression continue des autorités contre les défenseurs des droits de l’homme, les critiques pacifiques et les dissidents politiques émiratis, nous pensons que les dispositions susmentionnées ne feront que renforcer les autorités émiraties pour réduire au silence toute forme de dissidence ou d’exercice du droit à la libre expression dans le pays, protégé par l’article 30 de la Constitution des Émirats arabes unis.

Nous craignons en outre que la nouvelle loi sur la cybercriminalité ne permette aux autorités d’étouffer le travail des journalistes aux Émirats arabes unis. Par exemple, l’article 19 interdit la publication et le partage de tout contenu, donnée ou information qui « n’est pas conforme aux normes de contenu des médias émises par les autorités compétentes » et rend ces actes passibles d’une peine de prison n’excédant pas un an. En outre, l’article 44 de la loi prévoit une peine de prison n’excédant pas six mois pour quiconque « porte atteinte à la vie privée d’un individu et au caractère sacré de sa vie privée et familiale » en utilisant l’internet ou tout dispositif électronique pour « publier des nouvelles, des images numériques, des photographies, des scènes, des commentaires, des données ou des informations, même s’ils sont vrais, dans l’intention de causer un préjudice à l’individu ». Nous craignons que cela permette aux autorités émiraties d’utiliser le prétexte de « la vie privée d’un individu et du caractère sacré de sa vie privée et familiale » pour criminaliser la critique ou restreindre toutes les formes de journalisme susceptibles de critiquer un gouvernement ou un agent public.

Criminalisation des « fake news » (fausses nouvelles)

En outre, l’article 52, intitulé « diffusion de rumeurs et de fausses nouvelles », prévoit une peine d’emprisonnement maximale d’un an pour l’utilisation d’Internet ou de tout dispositif électronique pour partager de « fausses rumeurs » qui contreviennent à « ce qui a été officiellement annoncé » par l’État. Elle incrimine également « la diffusion de propagande controversée qui vise à inciter l’opinion publique, à troubler la sécurité publique […] ou à causer des dommages à l’intérêt public, à l’économie nationale, à l’ordre public ou à la santé générale. » La peine de prison est en outre portée à deux ans si les actes sont dirigés contre « l’une des autorités ou institutions de l’État ou s’ils ont été commis en période de pandémie, de crise, d’urgence ou de catastrophe. » L’incrimination d’actes vagues et imprécis, tels que « l’incitation à l’opinion publique ou le « trouble à la sécurité publique », qui peuvent faire l’objet d’une interprétation large par le juge, ne répond pas aux critères de clarté et de prévisibilité juridiques. L’utilisation d’une terminologie aussi large pourrait ainsi être utilisée pour cibler les défenseurs des droits de l’homme, les lanceurs d’alerte, les journalistes ou les activistes cherchant à diffuser des informations qui pourraient ne pas correspondre aux intérêts politiques de l’État ou de ses dirigeants. Cela ne fera que restreindre l’espace civique des Émirats arabes unis, déjà en recul.

Le droit à la liberté de réunion pacifique

Enfin, à l’instar de la loi de 2012 sur la lutte contre la cybercriminalité, la nouvelle loi de 2021 criminalise les actes légaux protégés par le droit à la liberté de réunion pacifique. L’article 26, par exemple, criminalise l’utilisation d’Internet pour « planifier, organiser, faire de la publicité ou appeler à une manifestation ou à une marche » sans avoir obtenu au préalable l’approbation des autorités compétentes. Tout aussi inquiétant, la loi impose une amende allant de 200 000 à 1 000 000 Dirhams (environ 54 450 à 272 260 USD) pour de tels actes, en plus d’une peine de prison, sans délimiter correctement les peines de prison maximales attribuées pour de tels actes. Nous rappelons ici que le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits à la liberté de réunion et d’association pacifiques et le Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires ont affirmé que la liberté de réunion pacifique  » est un droit et non un privilège et qu’en tant que tel, son exercice ne devrait pas être soumis à une autorisation préalable des autorités « . Comme ils l’affirment en outre, « lorsqu’il y a eu un manquement à l’obligation de notifier [les autorités], les organisateurs, les dirigeants communautaires ou politiques ne devraient pas être soumis à des sanctions pénales ou administratives entraînant des amendes ou des peines de prison ». En tant que tel, l’organisation d’un rassemblement sans avoir obtenu l’approbation des autorités ne devrait, a fortiori, entraîner aucune sanction pénale ou amende.

Conclusion

Au vu de toutes les dispositions problématiques contenues dans la loi sur la cybercriminalité de 2021 et des conséquences très dures que cette loi aura sur la liberté d’expression et la liberté de réunion pacifique, tout en contribuant à rétrécir encore l’espace civique aux Émirats arabes unis, nous appelons les autorités émiriennes à abroger la loi ou à la modifier de manière significative et à la mettre en conformité avec les normes et les lois internationales relatives aux droits humains.

Signataires :

Access Now

ALQST pour les droits de l’homme

Américains pour la démocratie et les droits de l’homme au Bahreïn (ADHRB)

ARTICLE 19

Association pour les victimes de la torture aux EAU (AVT-UAE)

CIVICUS

Démocratie pour le monde arabe maintenant (DAWN)

Emirates Detainees Advocacy Centre (EDAC) (en anglais)

Centre européen pour la démocratie et les droits de l’homme (ECDHR)

Campagne internationale pour la liberté dans les Émirats arabes unis (ICFUAE)

Centre international pour la justice et les droits de l’homme (ICJHR)

Service international pour les droits de l’homme (ISHR)

MENA Rights Group

Reporters sans frontières (RSF)